Depuis le début des années 1930, lorsque le virus de la grippe fut isolé pour la première fois en laboratoire, l’histoire des épidémies et pandémies de grippe peut-être étudiée et confirmée par des diagnostics de laboratoire. Dans les siècles qui ont précédé cependant, seule l’étude des cas, et les symptômes des patients permet de suggérer rétrospectivement le pathogène en cause. Bien que partageant de nombreux signes en commun avec d’autres pathogènes respiratoires, le virus de la grippe se distingue par une fièvre soudaine de trois jours associée à des myalgies, arthralgies et un certain degré de prostration et d’asthénie disproportionné par rapport à la sévérité des symptômes.

Voyons comment un médecin du début du XXe siècle, le docteur Louis Boillon, décrit en décembre 1918 dans sa thèse de médecine les symptômes de la grippe non compliquée:

« Les signes les plus constants de ce début sont: la céphalée souvent frontale, avec douleur plus marquée par élévation des globes oculaires, parfois assez intense pour arracher des plaines aux malades. Les douleurs des membres prédominent au niveau des grosses articulations et d’une manière assez élective à la face interne des tibias, rappelant dans quelques cas par leur intensité les douleurs ostéocopes ou celles de l’ostéomyélite aiguë. La rachialgie est la règle, spontanée, mais augmentée par la pression au niveau des symphyses sacro-iliaques ou des masses musculaires lombaires, non modifiée par l’antéflexion du tronc.

Ces phénomènes algiques dominent la scène, empêchant tout sommeil et tout repos, et c’est contre eux avant tout que le malade demande un soulagement.

Ils s’accompagnent rapidement de fièvre, non accompagnée de frissons vrais, mais de petits frissonnements, de sensation de chair de poule,  parfois accompagnés d’une véritable hyperesthésie cutanée.

La température s’élève brusquement. Chez des sujets examinés quelques heures après les premiers malaises, le thermomètre marque 39°5C-40°C. Souvent dès le début existent des sueurs profuses qui nous ont paru, dans tous les cas que nous avons suivis, un élément de pronostic favorable. Ces phénomènes prédominent et constituent toute la symptomatologie des 24 premières heures. Ultérieurement s’associent de manière presque constante des troubles fonctionnels digestifs (anorexie, constipation légère) et respiratoires. Presque toujours la langue est saburrale, épaisse, l’haleine fétide. Coryza, enchifrènement, quintes de toux apparaissent, accompagnés le plus souvent d’un certain degré de pharyngite. À l’auscultation on entend quelques râles sonores disséminés. »

L’entité nosologique connue sous le nom de grippe peut être retrouvée dans les travaux scientifiques et les publications médicales depuis le XVIIe siècle. De la même façon, les pandémies de grippe ont laissé des traces dans les chroniques historiques, et l’on est en mesure de mettre en évidence environ 10 pandémies probables et trois possibles depuis 1590 avant Jésus-Christ. Des allusions à d’autres pandémies sont également décelables dans les textes anciens. La plus ancienne pandémie dont l’origine puisse être attribuée avec certitude à la grippe est celle de 1580, originaire d’Asie, qui s’est progressivement étendue à l’Afrique, l’Europe et enfin les États-Unis. Les taux de contamination étaient élevés, et certaines cités, notamment en Espagne, furent décimées.

Tous les éléments que nous venons d’aborder expliquent que le virus Influenza demeure le plus étudié des virus et des maladies virales jusqu’à la découverte du HIV il y a environ 30 ans.

Un mystère en particulier vient d’être éclairé par des publications et recherches récentes: celui de la grande pandémie de « grippe espagnole » de 1918.

Deux conditions nécessaires et suffisantes doivent être réunies pour qu’une épidémie de grippe puisse être reconnue comme une pandémie. D’abord, l’épidémie initialement cantonnée à une région géographique spécifique s’étend à l’ensemble du monde. En second lieu, une pandémie est causée par un nouveau sous type de virus influenza A, dont l’hémagglutinine diffère de celles des virus influenza qui circulaient immédiatement avant cette épidémie, et qui n’a pu apparaître que par cassure génique.

La grande pandémie de 1918–1920 survit dans l’inconscient de l’humanité comme l’une des épidémies les plus dramatiques de l’histoire humaine. C’est de fait, avec la peste de Justinien (de 541 à 767) et la mort noire (1347-1352) l’une des trois épidémies les plus mortelles de l’histoire humaine. La mortalité des patients hospitalisés dépassait 30 % au moment du pic. Dans une Europe déjà décimée par le guerre, l’épidémie fut responsable de plus de 2,6 millions de morts. Dans le monde, la pandémie fit 50 à 100 millions de morts.

Cette épidémie fut extraordinairement singulière, par la virulence de la souche, la gravité des symptômes, et le fait qu’elle a préférentiellement affecté les jeunes adultes.

L’origine exacte de l’épidémie demeure inconnue, même si un certain nombre de chercheurs évoque la Chine. Cependant les toutes premières descriptions épidémiques montrent une apparition conjointe de la grippe en Amérique du Nord à Détroit, en Caroline-du-Sud, et à la prison de Saint-Quentin en mars 1918. À partir de ces premières épidémies en Amérique du Nord, l’extension mondiale de la pandémie peut être retracée.

L’épidémie américaine, qui ne semblait pas particulièrement virulente, s’étend sur le territoire, puis, du fait des nombreux jeunes soldats rejoignant les forces expéditionnaires américaines, va s’étendre par bateaux au continent Européen.

La grippe apparaît ainsi à Bordeaux en avril 1918, et s’étend de là aux forces expéditionnaires britanniques qui vont également par bateaux la disséminer dans d’autres pays européens (Espagne et Italie en avril-mai 1918). La même période voit l’épidémie apparaître en Allemagne, ce qui a clairement influé sur le cours de la guerre.

En juin l’épidémie parvient à la fois en Angleterre (transmise par les soldats du corps expéditionnaire en permission) et en Russie, où elle s’est étendue avec une rapidité exceptionnelle.

Dans le même temps l’infection avait atteint l’Afrique du Nord en mai 1918 et de là s’était étendue à l’Inde et la Chine, la Nouvelle-Zélande et aux Philippines. Dans ces pays l’infection se propagea rapidement, et s’éteignit tout aussi vite.

Cette épidémie de mars à juillet 1918 ne fut pas vécue comme exceptionnelle dans un premier temps, ressemblant aux épidémies de grippe circulant régulièrement. En revanche, la suite des évènements le fut.

La grippe espagnole de 1918

Tout d’abord en août 1918, une épidémie de grippe se déclara sur un bateau qui voyageait depuis l’Angleterre vers le Sierra Leone. En arrivant, l’équipage malade fut amené un hôpital local à partir duquel l’infection se propagea dans la ville et auprès des dockers. Cette épidémie était manifestement différent des autres dans la mesure où il semblait que le virus était devenu beaucoup plus pathogène avec un décuplement du taux de mortalité.

À peu près au même moment, on constata l’apparition à Brest (port très fréquenté pour les besoins de la guerre) d’une forme beaucoup plus virulente de grippe qui se dissémine rapidement à toute l’Europe. Jusqu’à ce qu’un peu plus tard un bateau arrivant à Boston depuis l’Europe amène avec lui cette forme beaucoup plus mortelle de grippe.

Par la suite, la pandémie de la forme virulente atteignit l’Australie en janvier 1919. Elle se propagea au travers de l’Afrique depuis le port de Freetown vers les autres ports, et à partir de ces différents ports par les routes et les fleuves, et causa en quelques semaines plus de 2 millions de morts. L’Inde fut frappée par la vague à son tour à partir d’octobre 1918, et sa population payant lourd tribut : plus de 7 millions de morts. Les États-Unis déplorèrent 600 000 morts, la France au moins 350 000, l’Angleterre 200 000. En France, l’évolution de l’épidémie fut biphasique avec deux pics : le premier en octobre 1918 et le second en février 1919. L’épidémie se propagea de septembre 1918 à avril 1919, et fut responsable d’une augmentation de la mortalité de 73 %.

On estime que la pandémie a infecté environ 50 % de la population mondiale, un humain sur quatre ayant développé une infection à l’origine de symptômes cliniques, et au total on estime le bilan des morts liés à la pandémie autour de 50 millions de personnes.

Dans un article d’octobre 2005 dans Science, des médecins sont parvenus à reconstruire l’ARN du virus de la grippe A H1N1 responsable de la pandémie 1918. Le virus qu’ils ont synthétisé étaient pleinement fonctionnel, et ils ont montré son exceptionnelle virulence comparée à toutes les autres souches de virus de la grippe connues. Ce virus H1N1 est proche du virus de la grippe du porc (H1), ce qui donne une indication sur l’origine de la cassure génique qui a pu se produire.

Retrouvez le début du dossier sur la grippe ici

Retrouvez la fin de la trilogie sur la grippe ici: Grippe en France, techniques de laboratoire

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