À en juger par les conversations auxquelles nous assistons de la part des décideurs politiques dans le domaine de la santé en France, de même que de plus en plus souvent auprès des Français eux-mêmes, un nombre croissant de personnes semble persuadé que la réponse aux problèmes que connaît l’assurance-maladie dans notre pays (la seule qui puisse en tout cas nous sauver des déficits croissants) est de faire désespérément confiance à la loi du marché.

Soyons clairs: privatiser la santé en France est une idée qui fait son chemin en ce moment.

Et la justification de cette idée est qu’elle serait étayée, validée, par les leçons des théories économiques capitalistes. Si les experts le disent…

Rien ne pourrait être plus faux. Sans remonter jusqu’aux thèses du théoricien du capitalisme John Meynard Keynes, qui après avoir réfléchi à l’intérêt d’un marché auto-régulé, avait séance tenante révisé sa copie et combattu toute sa vie afin d’imposer une part éthique et sociale aux mécanismes capitalistiques venant contrebalancer le cynisme inhérent aux fondements amoraux du capitalisme, l’on peut s’appuyer sur les démonstrations d’un grand nombre d’économistes de renommée internationale qui ont pris sa suite.

L’une des publications économiques les plus influentes des années d’après-guerre est due à Sir Kenneth Arrow (juste prix Nobel D’économie, il va être délicat à ignorer par nos pseudo-économistes actuels:) intitulée Uncertainty and welfare economics of health care.
Cette publication, qui a fait date dans l’histoire des théories économiques appliquées au monde de la santé, démontre de façon à la fois brillante et décisive que les soins de santé ne peuvent être vendus au même titre qu’un croissant, une télévision, ou des souliers. Parce que la santé n’est pas un bien de consommation courante, ni un business comme un autre. Comme ce n’était apparemment pas évident pour tout le monde, il a fallu qu’un économiste s’y colle. Il n’a certes pas perdu son temps, ça lui a valu un prix Nobel.

Les soins de santé ont deux aspects tout à fait singuliers par rapport à des «marchés» classiques. Le premier est que contrairement à l’achat d’un croissant ou d’une voiture, l’on ne peut jamais savoir à quel moment, ni de quelle façon, l’on va avoir besoin de soins. Quand va-t-on avoir la grippe? Un accident? Un cancer? Mais si l’on en a besoin, ces soins peuvent être extrêmement onéreux.

En fait démentiellement coûteux. Ce qui est le plus «cher», c’est le triple pontage coronarien lorsque l’on a fait un infarctus, ou la chimiothérapie lorsque l’on a un cancer, pas la visite de routine au cabinet du médecin généraliste quand on a un peu de fièvre et de la toux en plein hivers. Et très peu de gens sont suffisamment riches pour pouvoir se permettre de régler eux-mêmes les frais liés aux soins délivrés pour la prise en charge d’une pathologie majeure, si ils devaient en assumer le coût réel. Celui que personne ne voit jamais passer, car l’Assurance maladie en règle la majeure partie. L’Assurance Maladie, c’est à dire la Solidarité Nationale. Ce qui signifie que tout patient est dépendant de l’aide qu’on voudra bien lui accorder pour financer ses soins.
Le choix de la France (magnifiquement synthétisé par le Conseil National de la Résistance) a été de dire: personne ne connaît son destin, mais ceux qui sont frappés par la souffrance et la maladie sont à la fois ceux qui ont besoin d’aide et qui ne peuvent plus s’aider eux-mêmes à ce moment particulier de leur vie. Nous faisons donc en conscience le choix de mutualiser le risque afin de nous soutenir les uns les autres. Et faire que tout le monde ait les mêmes chances de prise en charge devant les épreuves infligées par le destin et la maladie.

Ce simple fait démontre que les soins de santé ne peuvent pas être vendus au même titre qu’une baguette
. En fait, ils correspondent à un risque, et comme tout risque, doivent être couverts par un type d’assurance. Et en corollaire, ceci signifie que quelqu’un d’autre que le patient prendra in fine les décisions sur les soins à «acheter», que ce soit le sachant (le professionnel de santé, et ce dans le meilleur des cas) ou le payeur (une assurance publique ou une assurance privée dans le pire des cas). Le «libre choix du consommateur» est tout simplement un non-sens lorsqu’il s’agit de la santé: une urgence est une urgence, et le patient intubé ventilé ou celui qui git sur l’autoroute après un accident ne va pas choisir son antibiothérapie de la même façon que le patient auquel on pose une valve mécanique ne va pas se relever pendant l’opération pour déterminer le type de valve posé. Et nous ne pouvons faire confiance les yeux fermés aux compagnies d’assurances privées, car elles ne sont pas dans ce business pour leur santé ou la nôtre. Elles sont ici pour leur profit, et celui de leurs actionnaires. C’est la loi du marché.

Ce problème est aggravé par le fait que rembourser vos frais de santé est une perte sèche du point de vue d’un assureur (il se réfère d’ailleurs à ces remboursements sous le jargon de « coûts médicaux »). Ceci signifie que (et cela existe déjà aux États-Unis, où l’expérimentation de la libre gestion de la santé par la loi des marchés est un échec tellement retentissant que l’administration Obama tente, avec d’énormes difficultés, d’inverser la tendance…) il est de l’intérêt de l’assureur de minimiser les coûts de prise en charge, et si possible, d’essayer d’éviter de couvrir les gens les plus susceptibles d’avoir besoin d’une prise en charge médicale (notamment en modulant les tarifs des primes d’assurance en fonction du risque, ce qui nous amène au sujet de la dématérialisation de données de santé via les smartphones et les objets connectés qu’il nous faudra traiter).
Ces stratégies visant à maximiser les profits en minimisant les risques, et en « optimisant les prises en charge » (comprendre : en tirant les prix vers le bas partout où c’est possible, posant de graves problèmes éthiques, car bien souvent le fait de réduire les coûts et le fait d’assurer le soin optimal sont en contradiction) sont en elles-mêmes extrêmement coûteuses à gérer, car elles mobilisent des ressources très importantes, raison pour laquelle les systèmes de santé fondés sur l’assurance privée et la régulation par les lois du marché ont des coûts de fonctionnement beaucoup plus important que ceux fondés sur l’assurance publique.

Ceci signifie que là où le système public alloue une enveloppe d’un certain montant afin de véritablement soigner les patients qu’il couvre, le système privé utilise une partie de la même enveloppe pour ne couvrir si possible que les patients susceptibles de lui coûter le moins cher en remboursement (donc, une partie de l’argent est utilisé à «trier»), et afin de les soigner en utilisant les moyens les moins coûteux (au lieu des moyens les mieux adaptés au coût le plus juste comme le ferait un système public).

Le second élément singulier au sujet du système de santé, est que c’est un domaine de compétence extrêmement pointu, nécessitant une expertise étendue (à la différence de l’achat d’une baguette de pain, où il n’est nulle besoin de sortir de polytechnique pour choisir entre 3 types de baguettes différents). C’est la raison pour laquelle on ne peut pas, à moins d’être professionnel de santé, s’appuyer sur sa propre expérience, celle de sa famille ou de ses amis, et encore moins sur les techniques d’achat comparatif, ou de marketing traditionnel comme la publicité («J’ai entendu qu’ils faisaient des soldes sur les coronarographies à la clinique des mimosas, allons-y, ça vaut le coup». «Une formule sanguine offerte pour tout bilan de santé complet au laboratoire LOWCOSTLAB». C’est du fait de la nécessité d’une expertise étendue, et de la nécessité de placer la personne humaine au-dessus des impératifs financiers que les médecins et les professionnels de santé sont liés au respect d’un code de déontologie, et c’est également la raison pour laquelle on attend plus d’eux en terme d’éthique et d’humanité que de la part d’un boulanger ou d’un épicier.

Les États-Unis nous donnent une grande leçon. Aux États-Unis, les patients sont censés faire confiance aux HMO (Health Maintenance Organisation, organismes assurantiels privés tout intégrés, contrôlant les soins de la prise de sang au remboursement en passant par la prise en charge médicale et l’hôtellerie) pour faire les choix éthiques difficiles dans le domaine de la prise en charge médicale, et gérer les coûts du système de soins. Mais les HMO ont fait depuis 20 ans la preuve de leur échec à la fois pour la qualité ressentie des soins dispensés, mais également pour garantir l’efficience (coût le plus juste pour un soin de santé donnée) du système de santé. Et cet échec est lié à un cercle vicieux. Ces organismes d’assurance privée ne sont pas là pour la santé des gens, mais bien pour faire des profits aux dépens de leur santé. Les patients Américains n’ont donc tout simplement pas confiance en eux, car ils savent que ce sont des institutions dont le but est de faire des profits, et que le traitement de leur pathologie représente un coût pour ces organismes.

Ces deux singularités des systèmes de santé font la preuve que la santé ne réagit tout simplement pas comme un domaine quelconque de l’économie de marché. Quoi qu’en disent les lobbyists et leurs valises pleines de dollars.

Ceci ne signifie pas forcément qu’un système reposant uniquement sur le public, ou même que les systèmes de santé fondés sur le principe du payeur unique représentent la solution miracle aux problématiques structurelles de fond qui rongent les systèmes de santé à l’heure actuelle.
Il est clair cependant qu’il est un problème de fond qu’il faudra traiter, qui est celui de ce que les peuples sont prêts ou non à payer pour leur santé. A quel niveau de prise en charge veulent-ils prétendre? Où placent-ils leur santé sur l’échelle de leurs priorités?
Il faudra bien en passer à un moment donné par ce débat, sous peine de le voir confisqué par un remède pire que le mal comme pourraient l’être la privatisation du système de santé et le déremboursement des soins en France.

Partout où l’on cherche dans le monde, si l’on trouve un nombre d’exemples conséquents de systèmes d’assurance-maladie publics très efficaces, il n’y a aucun exemple de système de santé fondée sur les lois de l’économie de marché ayant rempli salutairement ses missions. Et ce, pour une raison très simple, en ce qui concerne le soin de santé, la libre concurrence ne marche tout simplement pas. Il est tout simplement atroce de parler de libre concurrence et de profits quand on parle de la santé des femmes, des hommes, des enfants…

Le laissez-faire, laissez passer ne fait pas bon ménage avec l’éthique. Sans parler du fait que ces mots d’ordre masquent bien souvent des acoquinements honteux (voir les opérateurs qui s’allient pour faire entrave à la concurrence, etc…)

Et les responsables politiques et économistes qui disent le contraire à longueur de plateaux télévisés insultent à la fois les théories économiques les plus modernes, et l’évidence la plus absolue.

Et vous, qu’en pensez-vous?